Projet d’écriture avec Pascal Osten
Une forêt, une poursuite impitoyable dans un monde d’après la fin du monde
Course effrénée.
Branches qui griffent le visage.
Putain de merde ! Il ne suit pas ! Il est là qui reprend son souffle contre le tronc rugueux d’un arbre. Elle le sait solide, elle sait qu’il repartira. Elle attend patiemment, ne pas montrer son inquiétude. Penser à ces hommes des bois dans un livre de son enfance, à leurs courses effrénées dans les grandes forêts primaires, par grands bonds. Des Indiens, croyait-elle se souvenir. Respiration nécessaire d’avant de reprendre la fuite. Des pauses elle sait qu’il y en aura d’autres, de plus en plus fréquentes, alors qu’au fur et à mesure la menace se fera de plus en plus pressante.
C’est bon, ils peuvent repartir. Trace de sang rouge sur le tronc vert de mousse des dernières pluies. Ce sera un indice qui excitera leurs poursuivants.
Tant mieux.
Mais il faut tenir, pour ne pas à avoir à crever comme de vulgaires bêtes traquées au fond de ces bois. Et quitte à mourir, autant que ce soit les armes à la main pour en emporter le plus possible en enfer. Alors, malgré la blessure mortelle, A-man forçait l’allure. Elle avait juste, pour le soulager dans sa course, pris son paquetage et ses armes.
Il y a quelques années quand il l’avait débusquée terrée dans cette maison étrangement debout dans toute cette désolation, le choix de la garder vivante, mais surtout d’accepter la responsabilité de s’en occuper, avait été un vrai défi. Mais très vite son flair d’ancien officier de la légion, habitué à former et à commander des unités combattantes, fit que son pari à priori insensé se révéla plus que judicieux. Elle fut effectivement une excellente disciple. Rapidement, elle fut rompue au maniement des armes, à la stratégie et aux divers aspects de l’art de la guerre. Et surtout à ce qui fait un bon fantassin : marcher sur de longues distances sans révéler sa présence. Le tout combiné, saupoudré d’une intelligence tactique subtile, pouvait mener à des assauts aussi brefs que destructeurs lorsqu’il s’agissait de se ravitailler, d’assurer sa propre survie.
En repartant après une nouvelle pause, ses rangers ripèrent sur les feuilles humides, tentèrent de mordre la terre rendue glaiseuse, mais pas suffisamment pour qu’il puisse avoir un appui. Il tomba lourdement au sol. Une fois relevé, le sang noir rubis contrastait violemment avec le sol ocre jaune de boue. Leurs poursuivants en le voyant auront le goût du sang en bouche comme de vulgaires chiens de chasse. Et l’envie féroce de mordre. Il grimaça salement, mais se releva, écarta la main qu’elle lui avait tendue. Il restait approximativement une bonne heure encore de marche. Forcée. Ça faisait une nuit et presqu’une journée qu’ils marchaient à ce rythme de dingue. Et avec une balle dans le buffet A-man tenait plutôt bien le coup. De fait, ils arriveraient en milieu d’après-midi à ce repli de roches perdu dans cette forêt rendue à elle-même.
Que de choses depuis le grand merdier ! A-man, tel un samouraï initiant son élève aux rudiments de la survie, lui avait enseigné patiemment comment conduire des rapines contre les fermes-forteresses. Sans tuer, sans détruire, en ne prenant que le strict nécessaire et surtout en ressortant intact. Le plus souvent en n’usant que de la ruse du renard.
Ces fermes-forteresses n’étaient que des vestiges nauséabonds de l’ancien ordre, d’avant que celui-ci ne soit dans l’obligation de se replier sur lui-même. L’action conjuguée des cocktails Molotov d’une jeunesse rendue littéralement cinglée par un désespoir sournoisement orchestré, attisé des années durant par une société civile qui lui avait déclaré la guerre, du moins une défiance de plus en plus hostile (chômage organisé, lois anti-jeunes, répressions aveugles…) avait fini par mettre le feu aux poudres. L’opportunisme des différentes factions anars ne manqua pas de fleurir de-ci, delà. Elles étaient prêtes à tout pour faire s’écrouler définitivement ce qui avait déjà terriblement vacillé dans les émeutes ultras violentes. Et les dingues et les psychopathes finirent par donner une touche de fin du monde, définitivement meurtrière et destructrice à ce monde nouveau.
Des hommes s’étaient recroquevillés derrière des murs épais, des sacs de sable et un armement lourd. Comme une réplique moderne des châteaux-forts, avec ses paysans et ses seigneurs locaux. Pas d’amour courtois dans cette petite resucée médiévale. Les femmes servaient de génitrices dans des bordels et assuraient la perpétuation de l’espèce. De façon abjecte et sordide.
Elle préférait de loin son sort. Même si A-man ne lui avait rien épargné pour son instruction militaire. Mais elle savait que c’était cette instruction intransigeante qui lui avait permis de devenir redoutable en termes de survie, de guérilla. Son corps était devenu liane, vif et sec comme pouvait l’être en son temps celui d’une danseuse étoile. Endurante à l’effort, dure au mal, elle éprouvait dorénavant son environnement on ne peut plus hostile par le truchement de son être physique.
Physique androgyne qu’elle camouflait dans des battle-dress et dans des cheveux courts. Très rares étaient les femmes libres dans ce nouveau monde de barbarie, véritable asile à ciel ouvert pour toute sorte de tarés. Leur destin était, si elles étaient prises, de se faire violer puis vendues comme esclaves sexuelles. Rarement tuées au vu de leur haute valeur marchande. On voulait à tout prix que ce monde de chaos perdure. Le plus drôle dans l’histoire, c’était que la rareté des femmes avait obligé les hommes non endoctrinés dans les fortins et à la gâchette facile à redécouvrir les vertus de l’homosexualité. Faute de grives…
Lorsqu’elle se baignait dans une rivière ou un lac elle donnait l’impression d’une divinité païenne, primitive où enfin son beau corps délié de jeune femme prenait toute sa dimension sensuelle et animale. Elle se souvenait avec plaisir d’un livre évoquant une sorte de déesse accompagnée par des serpents et libre, absolument libre de ses mouvements et de ses actes. Au fond, elle n’était pas de ce monde.
La baigneuse est innocente
Elle est blanche elle est dorée
Elle est transparente
invisible à beaucoup[1]
Grognement de A-man.
S’arrêter.
Comprendre ce qu’il se passe.
A-man souffre. Mais il ne s’agit pas de ça. On est arrivé. En effet, le repli rocheux dessine dans la forêt ici plus dense un goulet d’étranglement parfait pour une embuscade. L’avance constituée par cette marche forcée va permettre de tendre le piège mortel. Elle installe son maître d’armes dans un renfoncement de roche, en surplomb qui rend sa position quasi-inexpugnable, avec le fusil-mitrailleur, des munitions et des vivres pour reprendre quelques forces avant que ce coin de forêt isolé ne verse dans le chaos. Une fois fait, préparer vite, très vite les pièges à cons afin de faire le maximum de dégâts et semer la panique avant même que les hostilités ne soient engagées. Son rôle sera un rôle de sniper mobile. Passer d’une position à une autre et abattre son homme. Sûrement. Et recommencer. A-man assurant ses arrières à l’arme lourde.
Pendant encore une heure, ils avaient attendu leurs poursuivants appâtés par les traces sanglantes et maintenant coupés de leur base arrière et de tout renfort, détail dont ils allaient prendre conscience, mais beaucoup trop tard. Ils n’étaient pas habitués à se déplacer en silence, trop confiants quant à leur prochaine capture. Les frondaisons se mirent à résonner du vacarme de leur voix, de branches cassées. Un premier booby trap[2] les fit hurler de terreur et s’éparpiller comme de la volaille. À part défendre leurs fortifications, ils n’étaient bons à rien en combat à terrain découvert ces caves.
Silence à nouveau.
C’est à ce moment-là qu’elle entrait en jeu. Élimination balle par balle. Exploiter les accidents du terrain pour se déplacer comme un fantôme, frapper et disparaître. Finir d’instiller la terreur par un harcèlement impitoyable sur leurs flancs. A-man n’avait pas encore tiré une seule salve, pour ne dévoiler sa présence que le plus tard possible, quand une seconde grenade explosa. Des hommes se relevèrent imprudemment, ne comprenant pas ce qu’il leur arrivait et voulant fuir ce qu’ils prenaient pour des tirs de grenade alors qu’ils activaient eux-mêmes les pièges mortels en cherchant dans leur peur panique à se protéger. Le staccato lourd et puissant du fusil-mitrailleur les foudroya en pleine course. Un autre leurre s’activa encore. Une voix intima l’ordre de tenir sa position. Enfin. Un semblant de coordination tactique semblait naître après avoir tout de même perdu plus de la moitié de leur effectif. Ils apprenaient lentement, néanmoins l’attaque qu’ils projetaient semblait se structurer inexorablement.
C’est à ce moment qu’elle rejoignit A-man dans son encoignure.
Ce fut court.
Son visage déterminé en disait long. Ils avaient la possibilité de les annihiler, tous, mais il vivait ses derniers instants. Alors il lui remit son manurhin d’assaut, sa dague. Cette fameuse dague qui lui faisait souvent citer un maître escrimeur avec une lueur étrange dans les yeux : « Ils en viennent à la dague, Dieu leur vienne en aide ! » [3]
Et ce fut son seul héritage.
Elle comprit.
Les adieux furent brefs et sans pathos. Elle regarda ses mains. Ses ongles courts, cassés, noirs. Plus rien ne subsistait désormais de la petite fille effrayée de leur première rencontre. À quand cela remontait-il ? Pas le temps d’y réfléchir, elle ramassa son sac de toile, en fit l’inventaire rapidement. L’essentiel y était. Elle le referma d’un coup sec, mis la dague et le revolver à son ceinturon, dans leur fourreau respectif, elle se leva, fit basculer dans son dos en un geste précis son sac et partit. En silence.
Un temps encore ce silence resta pesant derrière elle, mais les claquements secs des fusils et le rauquement orageux du M-16 reprirent leur dialogue de mort. Un chapelet de grenades se mit à exploser.
Fin de A-man.
La nuit venue, le regard perdu dans les étoiles, elle ne pleura pourtant pas. Elle éprouva plus lucidement le froid de la nuit et prit conscience qu’elle était bien vivante. Mais surtout dangereuse. « La plus haute stratégie est de ne faire confiance à personne et de ne compter que sur un être, c’est-à-dire moi »[4]. Elle en eut un joli sourire.
Son dernier.
Que seule la lune vit.
[1] – Jean Tortel – Élémentaires
[2] – booby trap, ou plus plaisamment, piège à cons
[3] – maître d’armes allemand, Hans Talhoffer
[4] – Jean-Bernard Pouy – Spinoza encule Hegel
