Richesse

Nous sommes un samedi, l’automne s’installe, les feuilles commencent à prendre des teintes jaune et orange et rouge sur une dominante encore vert profond. Il fait bon. Je sais que je suis en avance. Une habitude prise en foyer et les éducateurs qui ne font absolument aucun cadeau et dont j’ai du mal à me défaire. Je reçois un coup de fil pour me demander de repousser d’une bonne heure notre rendez-vous. Il fait bon, le soleil de début d’après-midi n’est plus aussi dur, l’été passe et les gens s’assoient et discutent sur les bancs. Je n’ai pas un rond, aussi, je ne vais pas m’acheter un sandwich et casser la graine, je sors juste mon bouquin et me mets tranquillement à lire. La séance de travail va être éprouvante, du fait de son extrême fatigue, et je sais d’expérience, que d’arriver moi rasséréné, calme mon petit bout de bonhomme. À plus de 75 ans, avec sa maladie, chaque jour est une épreuve, un combat. Pour créer son dernier œuvre.

J’ai à peine commencé, qu’un type à l’allure de cloche me demande poliment s’il peut s’asseoir à côté de moi, pas de souci, il y a de la place. Je suis agréablement surpris par sa politesse, d’égal à égal, je ne me formalise pas plus que ça de son apparence et me remets à lire Madame Bovary. Je n’ai pas le temps de finir ma phrase, que mon zigue, tout sourire, et alors que son fils l’a rejoint, me demande si j’en veux. Je ne comprends pas, et reste un instant interdit. Et de la pointe de son couteau qui sort de sa pogne, il me montre ses fromages, son pain, une boutanche de vin et du jus de fruits. Tout est bio, je fais attention pour mon fils qu’il me dit. Je refuse poliment, prétexte avoir déjà mangé, mais je suis touché de cet élan de générosité, qui plus est avec l’inconnu que je suis. Alors je ferme mon bouquin et je l’écoute mon zigue, qui a bien envie de parler. De son fils. D’être bien, heureux. Et je l’écoute. Il a quelque chose de pas commun ce mec, là, à être ouvert aux autres, et je le répète, d’égal à égal, moi qui au contraire ai dû apprendre à me défier. Trop. Beaucoup trop.

Et il me parle à un moment, se sentant sûrement en confiance, de l’héritage qu’il avait reçu, il y a dix, quinze ans, et auquel il a refusé de toucher. Sa mère était la générosité incarnée si j’ai bien compris, et il refusait que ça ne profite qu’à lui, égoïstement. Alors il a vécu chichement, avec son sac à dos à visiter le monde et avec ce fric dont il ne savait que foutre. Et un jour une de ses connaissances, qu’il recroise et qui cherche à revivre « normalement », à savoir avec un toit sur la tête et un petit boulot, est emmerdé par des tracas administratifs à n’en plus finir et des timbres fiscaux à payer. Il ne lui manque en gros que ça. Ce levier pour quitter définitivement la rue. Combien qu’y t’faut ? Il lui a donné cet argent et un peu plus. Parce que c’était son pote, parce qu’il était dans la merde, qu’il avait envie de s’en tirer et qu’il ne lui manquait ce pas-grand-chose pour y arriver. Ce fut un déclic. Ce pote s’est effectivement tiré d’affaire, a pu reconstruire sa vie, s’est trouvé une copine et lui savait désormais quoi faire de ce fric. Et depuis, il aidait ainsi ceux qui en avaient besoin. Avec une humanité que j’ai rarement vue.

Je dois le quitter, je ne suis pas sûr de le recroiser, mais il laissera une trace profonde dans ma mémoire. Mais je dois monter retrouver mon ami. Il est fatigué et s’excuse d’avoir dû me faire attendre. Je le rassure et il me demande de mes nouvelles. Il sait, lui, même si je ne le dis pas forcément que ce n’est pas facile pour moi tous les jours, pour preuve le texte qu’il m’a offert pour mes autoportraits. Il sait, et il a ce tact de ne pas être intrusif. De ne pas trop demander, ce qui m’autorise à être pudique. Mais il sait. Et la conversation dérive et nous amène sur mon boîtier, qui commence à dysfonctionner, que je crains de ne pas pouvoir réparer, voire de perdre du fait d’une panne peut être majeure, je ne sais. Que ça va me demander d’engager un argent que je n’ai déjà pas. Me mords la lèvre. Regard qui part au plafond. Retiens une larme. Silence. Et là, mon petit bonhomme, se redresse et me dit qu’il va bientôt crever, qu’il a bien vécu et bien profité de la vie, que son argent après sa mort va servir à aider des sans-abris, mais que si cet argent peut permettre d’aider aussi des amis… La larme coule.

Le boîtier a été réparé et il était vraiment content de pouvoir m’offrir ce cadeau un peu en avance sur Noël, avec en plus ses boîtiers, cabossés d’avoir fait le tour du monde et qu’il va falloir que je retape. À chaque photo que je fais désormais, je pense à lui, parti depuis, que c’est un vide profond, un manque sidéral. Mais aussi à mon petit gars, croisé sur un banc juste avant. D’une humanité et d’une écoute rare. Une amie, en reportage dans un lieu du monde abandonné de tous et battu par les vents, vit tous les jours l’hospitalité et le partage de gens qui n’ont rien. J’essaye depuis, et dieu que c’est dur, d’être moins sur la défensive vis-à-vis des autres…