Et la vengeance féroce
Bouche tordue, les dents plantées dans les feuilles en décomposition, visage de côté, la joue incrustée dans les brindilles et les cailloux, le soleil qui perce entre les frondaisons et les paupières à demi ouvertes, il prend, les yeux papillonnants, la mesure de sa situation.
D’abord, impossibilité de remuer. Raide. Même pas la langue, qui goûte, faute de mieux, la saveur âcre de la terre.
Et quasi dans cet instantané, la terreur. Ne pas broncher !
Tant mieux, son corps est comme un tronc lourdement abattu à terre, immobile. Le spasme de terreur ne parvient pas à le secouer, et de fait aucun mouvement suspect ne put le signaler à ses poursuivants. Il entend les bottes qui foulent le bois, les voix qui se parlent de loin en loin.
Ainsi, donc, la mince avance qu’il avait sur eux, est réduite à néant laissant place à, oui, le liquide chaud qui suinte entre ses cuisses peut être décrit comme une conchuire. Parce qu’il sait trop bien ce qui l’attend s’ils le retrouvent, l’ayant déjà vu pratiquer avec sauvagerie. Pourtant, on ne peut pas dire qu’il soit un putain d’enfant de chœur ! Loin de là. Plus fils de pute même. Mais les vies qu’il a prises, il les a prises avec détermination et surtout, rapidement. Question de fierté, celle du job bien fait. Femmes, enfants, vieillards certes, mais il le faisait parce qu’il le fallait. Les salopards à sa poursuite jouissent de faire durer la douleur indéfiniment et pour finir te logent une balle dans le corps et te laissent pour mort aux bêtes de la forêt. Au bout de semaines et de semaines de sévices. C’est durant ces semaines à attendre la mort, en étant impitoyablement soumis à la torture, profitant d’une nuit sans lune, qu’il avait pu fuir, jusqu’à chuter si lourdement au sol, qu’il en fut KO.
Longtemps.
Et maintenant, ils sont là.
Lui baignant dans sa propre merde et sa propre pisse, les yeux écarquillés d’horreur. Immobilisé. Impuissant.
Il voit ainsi le grain de la terre, mélange de boue, de feuilles et de brindilles humides, de petits cailloux gris et de sable sur lesquelles courent des fourmis. Noires. Elles baladent des morceaux de la vie alentour, si cela continue se sera bientôt lui qui sera émietté et baladé à travers la forêt sombre jusqu’à un trou en terre encore plus sombre. Il louche dessus, elles s’écartent du filet de bave qui suinte de sa bouche et dans lequel elles s’englueraient sûrement.
Les cris de ses poursuivants strient les branches lourdes de cette forêt, terrain de leurs chasses à mort et promenade dolentes des fourmis. Son horizon, c’est cette putain de procession ininterrompue. Alors que lui gît. Terrassé d’une peur incontrôlable, mais qui ne peut pas donner libre cours, enfermée qu’elle est dans ce corps de gisant granitique. Petit à petit, pourtant, elle finit d’épuisement par se calmer entre deux pics de panique irrépressible. Épuisement halluciné, avec des fourmis qui passent devant son œil bovin et rond, l’humus noir en bouche, et les bris de lumière et d’ombre qui au gré du vent dansent sur ses rétines.
Au bout d’un temps, il est pourtant en mesure de concevoir ce que cette situation, on ne peut plus statique, lui confère comme avantage. Les fuyards se lèvent telles des cailles devant l’avancée de ces salopards qui n’ont plus alors qu’à les cueillir dans des hurlements victorieux. Nul besoin d’être systématique dans leur chasse, il suffit d’avancer et de laisser la panique faire le travail. Panique il y a, qui le taraude, le fait se chier dessus, mais qui reste contenue dans une roide immobilité. Si ça ne bouge pas, c’est qu’il n’est pas là et ils avancent, lentement certes, mais bientôt, ils l’auront dépassé. Enfin.
Au fur et à mesure que cette idée s’immisçait entre deux anfractuosités de terreur blême, au fur et à mesure donc, c’est un rire d’abord timide, mais de plus en plus hilare et dément qui secouait ce corps inerte. Il les baiserait bien, ces fils de bâtards ! Il les baiserait profondément et, à la première occasion, il les fumerait ! Son visage prit lentement un visage de Joker sous acide devant lequel passaient, indifférentes, les fourmis. Il voyait les ventres céder sous le fer, s’ouvrir et se répandre en tripes lourdes et sanglantes d’un sang poisseux et sombre, lui officiant, tel un ange exterminateur et vengeur, dans l’œil encore blanc et vivant de ses victimes sacrifiées à sa folie noire.
Un ange aux ailes obscures, comme cette terre, dont il suçait encore le con à la fragrance de mort, en écoutant les cris aigus et surexcités de ses bourreaux. Jubilation à sentir chacune de ses plumes de jais fouetter silencieusement le vent lorsqu’il fondrait sur ses proies. Il sentit cette transformation s’opérer, il sentit ses os vibrer dans la stridence de la métamorphose, chaque plume percer son épiderme et couvrir son corps blanc, ses traces de merde, cette humanité de trouille qui lui zébrait la peau, son corps se tasser pour être aussi gros qu’un aigle noir, aussi noir que ces fourmis qui continuaient à arpenter à la queuleuleu, et se charger de trucs hétéroclites dans cette forêt lugubre.
Enfin, il put s’étirer, enfin dans un regard d’acier, il put apprécier plus finement son environnement, enfin, il put prendre son élan et partir, enfin, dans un cri perçant d’oiseau de proie, prendre son envol.
Et pour quelles proies…
