Son premier vrai combat verra-t-il enfin ses efforts récompensés ?
Des mois à enchaîner tous les jours les entraînements avec un programme ultra précis. Réveil musculaire avec un footing d’une bonne demi-heure, trois-quarts d’heure, en fartlek et à jeun. Douche, petit déjeuner, puis salle de musculation pour le renforcement musculaire. Repas de midi léger et ensuite entraînement soit en boxe, boxe pied-poing, soit en lutte et soumission au sol. Ou plus spécifiquement ce travail si dur à maîtriser d’amené ou de frappe au sol. Et à chaque fin de séance, un combat de cinq fois cinq minutes, comme en championnat, pour la ceinture. Comme celui qu’il allait disputer depuis que la rencontre avait été signée avec la fédération. Normalement ce devait être Mike Lebron. C’est ce qui lui avait été promis, pour lancer sa carrière. Depuis le temps qu’il officiait dans le ventre mou du classement, de promesses non tenues en promesses non tenues, de quoi être terriblement amer. Alors, pour forcer la chance, s’entraînait-il avec conviction, malgré les coups durs, pour dépasser son statut de combattant à 1 000 € le tournoi, comme le font pas mal de smicards des octogones. Il avait dormi pendant un temps, comme beaucoup de combattants de la ligue, dans sa voiture, avant que son coach ne lui dégotte un recoin à la salle, derrière le bureau trop petit et trop bordélique, en mezzanine. En échange de quoi, il faisait le ménage de la salle, des douches, des sanitaires. Toute sa vie était rythmée par cette ascèse du guerrier, sans un mot plus haut que l’autre, jour après jour, depuis de longs mois déjà, et pour de longs mois encore, puisqu’il ne savait faire que ça. Son entraîneur canalisait ainsi sa fougue et l’obligeait à réfléchir, à être fin tacticien, ne pas compter que sur la force brute, mais aussi sur la technique. Mais pas une technicité académique qui le rendrait trop lisible par ses adversaires. Non, être capable de surprendre, de feinter, d’induire en erreur et alors seulement frapper. Soit pour éprouver son opposant, le fatiguer ou alors pour porter le KO fatal. Tous les compartiments du combat étaient travaillés, pour n’offrir que peu de points faibles à son antagoniste. Devenir un combattant bien équilibré, capable d’être un danger tout le temps, même dans les phases au sol, en train de subir. Être un danger, devenir le danger. Un poison. Mike Lebron était bien mieux classé que lui, le challenger. Le palmarès de Lebron parlait pour lui : il était indéboulonnable. Donc avoir l’occasion de l’accrocher devenait un combat à double tranchant. Soit il était définitivement un faire-valoir, soit les portes de la renommée s’ouvraient enfin à lui. Ses chances étaient minimes. Mais elles existaient. La chance ne se force qu’avec le travail, c’est ce que lui répétait tous les jours Joe. Alors il s’entraînait. Patiemment. Comme on poli une pierre bien affûtée.
Le voyage en voiture a été éprouvant, il en a profité pour dormir et finaliser sa coupe de poids pour arriver non sans mal à la limite réglementaire. Faire son footing dans les sous-sols, dans les parkings, son travail à la patte d’ours dans les couloirs de l’hôtel, la chambre était trop petite, peur de casser. La pression, il la ressentait, cette appréhension de l’événement, peur de se rater, et de l’autre côté, il était incroyablement zen, il savait qu’il avait bien travaillé. Sûr de ses forces. Serein.
Jour J.
Il visite la salle encore vide, rempli que de sièges bleus, sol noir. Et alors que les essais lumière et de micro se font, on lui explique les protocoles, pendant la pesée. Pas de corps gras, les ongles bien coupés, la coquille et le protège-dents. Il connaît tout ça par cœur, mais il se doit d’écouter, par respect pour les juges et les dirigeants.
Dans les vestiaires, l’échauffement, faire monter le cardio, travailler les réflexes, redire comme un mantra que la chance ne se force que par le travail. Ne pas se cramer, ne pas se jeter, être intelligent. Les consignes sont claires : début du premier round, on observe, on finit en accélérant pour impressionner les juges, il faut toujours impressionner les juges, le deuxième round, on maintient la pression. Et cetera. Il savait que les plans sont bons, jusqu’au moment où il faut en changer.
Le cœur s’emballe, alors il respire lentement pour le calmer, il entend la salle s’animer de plus en plus et à chaque combat, devenir pour animale. Les protections des mains sont mises, bandes après bandes, contrôlées par le cutman. Ne pas perdre l’influx, resté concentré. La porte s’ouvre, c’est à lui. Alors il suit son équipe. Il a pourtant choisi la musique d’entrée, mais il ne l’entend pas, ou trop, mais il entend bien les hurlements du public acquis à la cause de Lebron. Sifflets. S’en foutre. Essayer.
Monter qu’on est bien réglementaire, prêt au combat. Rentrer dans l’octogone. Les présentations du maître de cérémonie qui fait son show pour finir de chauffer la salle depuis déjà longtemps en ébullition. Continuer à s’en foutre, contrôler ses émotions, rester autant que possible impassible, froid, précis. Saluer la foule, rester digne malgré les huées, les insultes et les moqueries. Alors les officiels quittent l’arène, la porte se referme, ils ne sont plus que trois. Lui, Lebron et l’arbitre.
La sirène, on se tape dans les gants, et commence alors une danse d’observation, à la fois prudente, de prise d’informations et prête à devenir folle à tout moment. Pour l’instant, chacun essaye de jauger l’autre, mais vite, le centre est pris d’autorité par Lebron, qui doucement commence à le cadrer. Une minute se passe ainsi à faire des entrechats, parfois un poing qui part, dans les gants, parfois un coup de pied médian dans la cuisse, qui claque sous l’impact. Pour jauger, tels des capteurs, la distance et les réactions de l’adversaire.
Le public ne comprend pas cette phase de combat, qu’il juge à tort inactive, alors que l’idée est d’officier tel un serpent qui resserrerait son étreinte, lentement, patiemment. C’est une phase critique, comme lorsqu’on tire sur un élastique, à quel moment va-t-il finir par claquer ?
Ne pas s’endormir dans ce faux rythme, ne surtout pas.
Au moment où il se fait cette réflexion, le point de son adversaire perce sa garde et l’emplafonne pleine face, adversaire qui se jette immédiatement sur lui pour tenter de l’accrocher en le bloquant contre les grillages.
Il sent les coups pleuvoir, il sait le dangereux étau se resserrer sur lui, il le sent.
Danger.
Son coin hurle, la foule hurle, tout le monde hurle et lui, alors que la prise sur lui n’est pas complète, que Lebron ne le contrôle pas suffisamment, lui va dans un mouvement réflexe sortir un coup de coude retourné à courte distance qui va toucher pleine tempe et assommer, KO, Lebron.
C’est comme si toute la salle venait de recevoir ce coup terrible, instantané. Elle s’est tue aussitôt, glacée.
Et alors que l’arbitre tente promptement d’arrêter le combat, qui n’aura duré qu’à peine une minute trente, la foule hurle dans une clameur électrique et salue son nouveau champion.
Lui ne comprend pas, pas encore, la peur lui commande de se défendre, de frapper, encore, d’annuler la menace coûte que coûte. L’arbitre s’interpose, en engageant tout son corps à travers cette pleine violence pour empêcher plus. Il finit par comprendre que son combat s’est achevé, que c’est terminé.
Alors seulement, il tombe à genoux et pleure.
