Lettre à une inconnue

Je vous ai vue, un jour.

C’est votre silhouette d’abord que je vis, qui, dans la grisaille de la ville, dans cette pénombre des gens qui se croisent en cherchant à ne pas se voir, à ne pas s’affronter, à ne pas se confronter, qui, donc me troubla.

L’œil a parfois ce type de sollicitude ; mais finalement, à bien y regarder, on ne fait que confirmer que celui-ci a bel et bien été berné par une toilette, un maquillage… La poupée est vide, creuse. À peine coquette.

Vous, non.

Juste que l’œil n’y a pas cru, a refusé de prendre pour réel ce qu’il estime n’être que mirage. Un rêve… Je devais rêver… Trouble. Je m’aperçois que je ne dors pas, je cherche éperdument à retrouver la trace de votre silhouette-mirage-réelle, je panique un court instant, bien trop long de toute façon puisqu’il existe. Non, non, je ne rêvais pas, promis ! Je… Persistance rétinienne pour seul indice.

Et là, soudain à nouveau, mon œil vous redécouvre dans un bris de cœur en miettes. Car il sait ne pas avoir été dupé, car il est radicalement certain de ce qui le ravit.

Mon regard suit vos jambes. Vous goûter, se nourrir de vous, déjà. Indispensable. Vertige.

Mais inconnue.

En un quart de seconde, je le sais, si vous me le demandiez, je lâcherais tout et je vous suivrais sans dire mot, sans discuter. Parce que votre regard est limpide, parce que votre bouche sait rire, parce que vous êtes tout simplement belle.

Mieux.

Vous êtes forcément jolie sinon votre silhouette ne m’aurait pas interpellé, mais il y a encore mieux. Vous rayonnez. Oh ! Pas de façon éclatante, non, en douceur, calmement. D’une tendresse bienveillante sur les gens que je n’ai plus depuis trop longtemps déjà, tout ce temps plombé à avancer sans même savoir pourquoi dans la noirceur humaine. Ce même monde, vous, vous le traversez en l’aimant. Deux voyages, l’un lumineux et radieux, l’autre en urgence, gris et noir…

Ce qui vous rend irrésistiblement désirable. Et moi, moi, je voudrais vous aimer aussi simplement que vous aimez le monde.

Je vous suis des yeux et nos regards un instant finissent par s’accrocher, sans jauger qui que ce soit, simplement, en toute sincérité, sans défiance. Complicité de fait. Quasi-animalité.

Bascule.

Mon cœur décroche d’un coup. L’œil ne voit qu’un flash blanc. Mes organes internes perdent tout sens de l’équilibre, mais je reste plombé sur place. Le tonnerre gronde en moi, en silence. Seule trace visible de ce choc, mon air hagard.

Trop tard, ce mirage de la vie est déjà en train de partir, je ne peux plus bouger, tétanisé sur place.

– Monsieur ! Votre monnaie !

Je balbutie un truc qui se voudrait être un remerciement, mais où pointe de l’agacement. Vous êtes déjà loin ! Trop loin ! Dans la foule, vous vous perdez déjà.

Non.

Je vous perds.

Et je reste planté là sur l’asphalte humide, bousculé par cette foule anonyme, elle aussi.

Seul.

Seul à avoir envie de hurler.

Moi et mon poulet rôti à la main, sans parler de mes chaussures qui prennent l’eau.