Rêve, cauchemar ou réalité ?
Le bruit fini par me réveiller, mais mes yeux sont comme deux pierres ensablées, je flotte dans les limbes du sommeil et mon corps est d’une pesanteur de macchabée. Du bruit sur le palier. La procureure indique aux forces de l’ordre derrière elle que c’est bien la bonne porte. Que s’est-il passé ? J’ai peine à rassembler mes souvenirs qui virevoltent nonchalamment dans mon demi-sommeil. Je me souviens d’enjamber un corps dans le couloir sans que cela ne m’émeuve. Mais de qui s’agit-il ? Je me souviens péniblement d’une invitation, d’une copine de ma fille, qui est trop gentille et qui finit par m’agacer. Je ne me remémore plus comment ça s’est passé, juste le corps qui s’affale sur le sol dans un bruit mat. Ma fille, affolée, les yeux terrorisés, mais qui m’aide malgré tout, sans piper mot. Tout se déroule calmement, sans bruit, sans cri. Alors le corps est là. L’épuisement qui me vidait déjà fini par me jeter tel un sac d’os dans le canapé, dans lequel je m’endors. Je me souviens avant de la traque, des planques débusquées, des caches d’armes. D’ailleurs, le chef de section m’en a confié une qu’il m’a aidée à planquer chez moi. Indétectable qu’il me dit. Sauf par cette gamine. Tout avait été préparé au cas où la milice viendrait, comment les éliminer et faire disparaître les corps, grâce à une bâche pour éviter les taches de sang. Il me faut du temps pour comprendre qu’entre le moment où cette arme m’est confiée et le petit cadavre dans le couloir, une semaine s’est écoulée. Je n’ai pas pu dormir une semaine ; mais ce ne peut être un rêve, les détails sont par trop précis. Dans cet entre-monde, je doute. Je ne parviens pas à aller vérifier si un petit corps est bien là. Mais en une semaine, j’ai pu avoir le temps de m’en débarrasser dans la cave grâce à ma fille. Le bruit derrière la porte. La procureure, les flics vont bientôt débarquer une fois la porte enfoncée. Impossible de bouger, lesté par mon chat sur les jambes qui dort comme un poids en plomb. Toujours aucune panique, juste que je ne parviens pas à savoir quand je dors, quand je rêve, où en est la réalité. J’oscille dans ces brumailles pendant ce qui me semble être une bonne heure. Le chat fini par partir, me laissant les jambes engourdies. Dans une sorte de ralenti, je parviens à me lever. Pas de dépouille dans le couloir, les bruits à la porte se sont calmés. Néanmoins, je ne suis toujours pas tranquille et, lentement, je vérifie par acquit de conscience mon appartement. J’essaye de raisonner contre des impressions d’une réalité quasi-photographique. Nous ne sommes pas en guerre, je ne fais pas partie d’un mouvement de résistance. Mais ce qui va être le bon argument, c’est cette semaine entre cette entrevue avec mon chef de section et le meurtre. Je ne sais plus quand je me suis endormi, la fatigue m’ayant terrassé très tôt hier soir, mais ce n’était pas il y a une semaine, ça, ce n’est pas possible factuellement. Ce qui reste le plus prégnant ce n’est pas l’arme. Il m’a fallu du temps et beaucoup d’effort pour m’en souvenir d’ailleurs. Non, ce qui me glace, c’est bien ce meurtre. Froid, sans pathos, sans affect. Ma fille qui m’aide malgré tout et l’inquiétude sourde, alors que je ne sais à peine où je suis, ce qui est vrai ou pas, de voir débarquer dès le matin la police, les menottes, la descente des escaliers et bientôt l’interrogatoire musclé au poste.
Un café plus tard, une clope plus tard et une douche plus tard, ce malaise poisseux persiste encore, complètement dissocié que je suis. Vais-je passer la journée par me demander ce que j’ai bien pu faire cette nuit ? Une fois dehors, la pluie et le froid me saisissent. J’arrive au bureau transi et me dis qu’il me faut essayer d’écrire ça. L’histoire de ce tueur amnésique.
