Horizon post-Covid

Fut un temps où je m’intéressais aux prisons, aux conditions de vie en prison.

Pourquoi cet intérêt peu commun ?

Peut-être parce qu’on m’avait dit que je n’étais qu’une graine de bagnard étant petit. Sympathique autant que profondément idiot, sachant que les bagnes ont été abolis en 1938, supprimés en 1945, les derniers prisonniers libérés en 1953. Idiot et méchant. D’autant que je suis né en 1971, mais ça en dit long sur la prégnance de cette institution dans l’esprit familial. Et en leur confiance en mon avenir à mes foutus géniteurs.

Plus tard, mon agresseur a été emprisonné et s’est suicidé à Saint-Joseph – la Marmite du Diable -, prison derrière laquelle je vis maintenant. Pas un jour sans que je ne passe devant, sans que je ne pense à ce formidable gâchis. Dix-sept personnes agressées à coups de couteau, lui qui s’est suicidé derrière les barreaux, histoire déglinguée d’un jeune homme qui s’est perdu en esquintant les autres au passage. Prison, que j’ai photographiée pendant sa restructuration. Il est une expression en photographie que j’apprécie beaucoup, mais alors beaucoup : « interroger son sujet ». Non content d’aller interroger cette prison, je suis aussi allé interroger celle de Montluc où fut emprisonné entre autres Jean Moulin. Là encore, la petite histoire s’entrechoque avec la grande histoire avec une famille d’origine allemande, aux choix courageux, mais mortels pour certains, avec des choix odieux, mais les préservant pourtant pour les autres. Je me suis toujours rêvé résistant ; j’ai appris plus tard la difficulté à faire les bons choix dans un contexte qui nous dépasse bien trop souvent. Il n’empêche que je tends toujours à la résistance. Tout mettre en œuvre pour faire les bons choix, en conscience et je l’espère, dignement. Dure, très dure ligne de crête à tenir. Non sans échecs.

Et la littérature.

Comment ne pas penser au Zéro et l’infini, à L’armée des ombres, aux descriptions dantesques de Victor Hugo et bien d’autres livres encore. Comment ne pas s’interroger sur cette coercition que l’on croit exister depuis toujours et qui est en fait une « invention » relativement récente dans notre monde. Comment ne pas lire des blogs tenus par d’anciens prisonniers où ils y relatent leur vie de misère entres ces hauts-murs ?

Les Hauts-murs justement, ce livre d’Auguste Le Breton, lu à mon adolescence alors qu’on me promettait le bagne. Comment ne pas rentrer dans une révolte folle face à une famille dysfonctionnante et par certains côtés, cruelle, qui me promettait les coups mérités selon eux et la faim. Faim que je vivais déjà et que j’ai vécue plus de la moitié de ma vie si on fait bien les comptes. Colère sourde, profonde. Qui consume tout. Absolument tout. Parce que le froid, la misère, la faim, la douleur, la désespérance, j’ai appris à les connaître intimement et très tôt. Trop tôt. Faut-il d’ailleurs les connaître ces maux qui meurtrissent en profondeur ? Sont-ils si essentiels dans l’édification d’un individu ? J’ai comme un doute sur la question. Le « ce qui ne te tue pas, te rend plus fort » m’agace assez prodigieusement en fait, et c’est peu dire. Dans ce monde de la marge que j’ai côtoyé, j’y ai croisé des gens louches et vraiment dangereux, mais aussi d’autres en or, et qui parfois pourtant sortaient de taule. J’ai appris à ne plus poser de questions. On ne sait jamais quelle douleur se cache derrière un sourire, quelle colère est prête à éclater pour un mot malheureux. On s’apprend sans se poser les questions sensibles. Une forme de tact que l’on ne croit pas possible dans un milieu aussi rude. Et je l’aime bien ce tact…

Leur vie, entre quatre murs, avec des barreaux aux fenêtres, avec des règles souvent stupides, je ne l’ai pas vécue moi-même. Mais en foyer, on peut très facilement en avoir un avant-goût cendreux en bouche, car déjà relégué dans les marges. Une flétrissure invisible que la bonne société devine et refuse plutôt rêchement. Ce palier dans cette descente aux enfers, je l’ai évité par un réflexe d’épouvante, ne surtout pas devenir un voyou, une petite crapule de misère en plongeant dans cet abîme vertigineux et sans fond décrit par Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris. Instinctivement, je me suis interrogé. J’ai lu, beaucoup. Des rapports de la Cour européenne des Droits de l’Homme très techniques (trop techniques pour moi), les écrits de Florence Aubenas dans Libération à l’époque. Et regardé des documentaires aussi. Comprendre autant que possible ce gouffre pour ne pas m’y abîmer.

Une chose m’a surpris parce que sublime.

Un gars qui venait de finir de purger sa peine s’est offert un appartement, à Marseille de mémoire, avec une vue sur l’horizon. Sur la mer. Parce qu’en prison, non seulement la société vous prend votre liberté, mais aussi tout possible d’horizon. Concrètement, par une fenêtre trop haute ou une vue sur d’autres murs et par un travail de réinsertion sociale qui confine à la plaisanterie de mauvais goût. Et une fois sortis, la plupart de ces taulards vivent la double peine, à savoir très souvent finir comme des chiens à la rue où la misère cette fois-ci se vit à ciel ouvert, mais toujours dans l’indifférence. Et au cul de la prison bien souvent. Alors avoir cette idée complètement dingue de s’offrir un horizon est un sublime pied de nez à un déterminisme mortifère. Me relire La solitude du coureur de fond, tiens.

Alors comment se pense l’après dans ces conditions ?

Beaucoup rêvent d’une vie enfin facile, enfin riante et leurs sourires parfois édentés croient sincèrement en cette perspective, tout en sachant bien que de toute façon les dés sont pipés. Mais ils ont cette illusion touchante. Allez dire à un de ces gaillards qu’il se fourre le doigt dans l’œil jusqu’à la garde, juste pour rire… Il va rire un peu oui, jusqu’à ce que ça l’agace, vraiment. Laissez-lui cette part de rêve qui surnage comme elle peut dans son godet de mauvais vin, son mégot jaune qui se consume lentement, dans son ticket de loto ou de pmu. Laissez-lui au moins cet horizon d’illusions. Même si c’est pathétique. C’est avant tout terriblement humain de rêver. D’espérer mieux. Même vainement.

Et maintenant nous, là, comme des couillons, enfermés chez nous, prison familière à laquelle jamais nous n’aurions imaginé être assignés. Quel horizon nous donnons-nous ? Maintenant, que nos certitudes se fracassent et tout en même temps se cristallisent, qu’allons-nous nous autoriser à espérer ? Une fenêtre avec vue ? Des illusions auxquelles nous allons vouloir croire à tout prix, même si nous les savons illusoires justement ? Ou bien rester là, hébété ? Pour le moment, la situation nous brinqueballe de stupéfactions en stupéfactions. Les gens en bas de chez moi font la queue aux Restos du Cœur, tiennent des murs en sirotant du mauvais café dans un gobelet jetable ou fument une clope afin d’échapper un instant à ce masque imbécile, pourtant nécessaire, faute de mieux. Nous cherchons à nous soustraire à ce couvre-feu en s’invitant les uns les autres tout en ayant peur. De la maladie, de l’avenir, du manque de boulot, d’argent, de perspective. Alors la suite après ça ? Qu’allons-nous vouloir devenir ?

Bien malin qui aura la réponse.

Je pense à cette peur que nous construisons – celle des autres, de l’extérieur – en rêvant le monde d’avant sans parvenir à nous projeter dans un monde d’après. Je pense à ce film, Le bateau qui décrit si bien cette peur, tellement humaine, terriblement humaine où ces sous-mariniers fantasment pourtant de fêtes débridées dans leur monde autarcique et étouffant. Je pense aussi à ce vieux monsieur qui m’a montré ses dessins faits dans le camp de concentration dans lequel il avait été interné, dessins qu’il n’avait jusque-là montré qu’à sa femme. Pourquoi m’a-t-il fait cette confiance ?

Que donnera cette pulsion de vie une fois tout le monde enfin vacciné ? Je ne me prends pas à rêver, j’ai depuis bien longtemps appris à me méfier de mes rêves et de leurs désillusions brutales, brisantes. Je sens seulement que les peurs vont se figer, amener des dérives sécuritaires impensables avant et que nous trouverons justifiées dorénavant. Ce monde que je pressens me glace le sang. Comment les gens vont décompenser ? Quelles formes les rancœurs emmagasinées vont-elles prendre ? La peur de l’extérieur donc. Et l’envie de vivre quitte à s’illusionner pour se donner l’impression de reprendre le cours de nos vies. Oubliant au passage les fracassés, les sidérés. Qui seulement des années après oseront timidement parler de ce traumatisme certes universel mais intime aussi.

Horizon post-covid, donc.

Quand j’ai été interrogé sur ce que j’imaginais de cet après, c’est ce mot, « horizon », qui m’a fait penser par association d’idées à ce type qui s’en offre un d’horizon après la zonzon. Délicieuses allitérations qui ronronnent. Et pour continuer dans cette veine avec un peu de malice, je pense qu’il a eu bien raison ce zozo. Quel que soit les formes qu’ils prendront, très concrètement ou métaphoriquement, nous avons tous besoin d’échafauder des horizons. Avec plus ou moins de dénis nécessaires, avec plus ou moins de blessures secrètes, mais si possible, en tendant la main à ces hébétés, ces sidérés. Qu’ils n’aient pas à vivre une terrible double peine qui prendrait sa source dans notre mépris et nos égoïsmes étriqués et non dans leur supposée bizarrerie. Qu’on n’inverse pas encore les rôles comme bien souvent. Ce Covid en s’attaquant à ce qui fait de nous des êtres humains à savoir par le lien social finira-t-il par nous rendre encore plus affreusement égoïstes ? Je repose obstinément alors cette question, que souhaitons-nous devenir ? Un collectif solidaire ou agrégats d’individus isolés dans nos cocons bien confortables à l’abri des autres ? À titre personnel, je rêve du repos du guerrier, d’un peu de chaleur humaine, de rires francs et qui profitent de l’instant. Avoir comme horizon l’autre dans sa différence pour ouvrir nos mondes respectifs. Vivre la simplicité de cette rencontre, avec ce tact particulier – que décidément, j’apprécie du fait de sa bienveillance. J’ai finalement des rêves très simples. Mais pas naïfs pour autant.