Embrasser

Je me faisais cette réflexion dernièrement, que je peux me permettre, chance inouïe, parce que j’ai un appareil photo, d’aller scruter les gens que je photographie, pendant des heures. Alors certes, il s’agit de milieux « protégés » puisqu’il s’agit d’ateliers de création, mais faire la même chose, dévisager, examiner avec insistance mes sujets sans l’« excuse » de la mise en chambre noire me feraient passer pour un mec bien, bien étrange. Dans un abus de langage courant, on dirait sûrement « psychopathe », au bas mot.

On dit que la photographie est un art de la frustration. Que je m’explique. Pour réaliser une image, combien ont été ratées, que ce soit techniquement ou parce qu’on a loupé ce fameux instant décisif ? Et même si elle est réussie, sera-t-elle finalement retenue dans la sélection finale ? Sur deux cents photos, une, deux peuvent être sélectionnées. Pas plus. Parce que mes contraintes métiers le commandent. Je n’ai pas le loisir d’élargir ce chiffre. Il va s’agir d’être efficace, point, pour une communication, une affiche, un tract. Ce n’est pas vraiment une exposition ou un livre personnel, je me mets donc au service d’un projet qui me dépasse, théâtral, musical, que sais-je. Parce que ce n’est tout simplement pas la finalité de parler de mon nombril. Et celles qui auront été écartées ne seront pas forcément nulles pour autant, juste qu’on aura sélectionnée celle qui synthétise au mieux une idée, une envie, une ambition.

Je pourrais m’en formaliser, mais ce serait mal comprendre mon métier. On devient en quelque sorte assez impitoyable avec ses propres images. Et pourtant, paradoxalement, elles sont si émotionnelles ! Et alors je m’interroge sur ce qui, chez moi, fait acte photographique. Ce qui meut mon désir de cliché à un instant précis et choisi par nul autre que moi, étant alors l’opérateur unique de cet appareil photo que j’ai en main, comme une espèce de prolongement très technique de mon œil et de ma sensibilité. Qu’est-ce qui fait que ces clichés vont être reconnus comme étant les miennes et non pas celles de mon collègue ?

Ça fait plusieurs jours que je m’interrogeais à ce propos, sans comprendre vraiment bien les rouages et la mécanique alors en branle dans ce temps hyper condensé qu’est le déclenchement. Prendre une photo, c’est savoir se placer, c’est savoir cadrer, c’est savoir agencer les différents éléments qui bougent parfois très, très vite, c’est décider de l’ouverture, de la focale, même si ces réglages peuvent s’anticiper en partie. Et une fois le déclenchement effectué, le temps d’ouverture préalablement choisi va parachever le rendu de cette image en figeant ou non le mouvement. Je compare beaucoup la photographie à de la boxe, à du tir à l’arc où en un temps extrêmement court, il faut savoir gérer des centaines d’informations. Parfois de manière totalement instinctive. Mettre en équilibre le chaos donc.

Mais ce qui me pousse à faire ces cadrages si particuliers ? Dans les profondeurs de mes tripes, quelle est cette frustration que je cherche tant à pallier ? J’ai la faiblesse de trouver les gens beaux. Pas toujours intéressants, mais beaux. Alors, quand j’ai un appareil en main, puis-je les interroger, les embrasser. Du regard. Mais finalement pas que. Je peux alors leur dire que dans certaines formes que je choisis, certaines couleurs que je m’amuse à arranger pour eux, que je les aime. À ma façon. Très sensuelle. Jamais ils ne sauront que par le truchement d’un appareil photo, à distance et derrière un objet obscur, j’ose faire ce que jamais dans la vie, je n’oserai faire, à savoir parfois déposer comme un doux baiser, une légère caresse pour leur dire que putain, ils me touchent, ils m’émeuvent, et que je leur dois en retour cette tendresse. Du regard. Seulement.

Je n’ai pas à photographier que des personnes. Il y a parfois des paysages, ingrats, des immeubles d’une banalité sans nom. Il m’a fallu du temps pour comprendre quelle démarche je devais avoir face à des sujets aussi pauvres parfois. Je devais donc en faire leur portrait, comme je le ferais pour une personne. Gérer la lumière, gérer le placement et le point de vue, ce afin de singulariser mon sujet. Lui donner une âme en quelque sorte. Il n’y a pas de petits sujets me disait mon prof de photo. Chose que je confirme. Seulement le temps et les distances ne sont-ils pas les mêmes. Du tout. Mais la démarche, elle, reste identique. J’ai beaucoup, beaucoup appris en marchant, à comprendre la course du soleil, à observer et à déterminer ce que je voulais mettre dans mon image. La tendresse que je voulais y apporter quand même, ne fut-ce qu’un peu, dans des paysages volontairement « neutres », selon les principes de l’Observatoire Photographique des Paysages. Sacrée école en tout cas !

Je n’ai pas de prétention autre que d’essayer d’accomplir au mieux mon travail. Si je ne me considère pas comme artiste, je ne suis pas non plus un bête technicien qui produirait des images sans âme. Je ne vais donc pas révolutionner le monde de la photo, et en plus techniquement, il me manque quand même certaines bases. Ben si. Il me suffit juste de vivre cette fluidité émotionnelle. Être ému par mes sujets et leur rendre en retour un peu de tendresse. De celle qu’autrement, je ne pourrais faire démonstration, pallier ainsi cette frustration en les embrassant. Du regard, mais pas seulement. Avec cette timidité qui me caractérise. Une manière bien à moi de contourner le retrait que je ne sais pas franchir dans la vraie vie.