De la condition de Bébert

Bon alors moi, c’est Bébert, chuis paysan, agriculteur de père en fils, mais ça m’étonnerait que quelqu’un reprenne ma ferme un de ces quatre matins, pisseque je n’en ai pas de gosses, ni de femme pour m’en faire d’ailleurs. Donc bon, je fais ma vie, je me lève à quat’du mat’, j’vais traire mes vaches, je rentre me prendre un p’tit dèj’, à base de café et d’tartines d’saindoux. Je fume ma gitane maïs, pis faut que pas qu’j’m’traine, il y a toujours mille trucs à faire dans une ferme. Donc s’trouver un’bonn’femme, ben, c’est t’y pas que j’y veuille pas, mais j’ai pas vraiment le temps.

Donc bon, à la fin de la journée, j’expédie mon rata, regarde la télé, j’aime bien TF1, le reste, c’est beaucoup trop intelligent pour moi. Pis j’m’endors, là, la lumière bleue de la télé qui anime mon salon pendant qu’j’ronfle et le son à fond. Moi, ça me berce.

J’ai la trentaine, visage buriné par le soleil, pas encore la panse qui déborde du pantalon comme c’était l’cas pour mon père, chuis resté sec et fin, tout en muscle quoi. Noueux. Plus jeune, quand je l’pouvais, avant que mon père ne casse sa pipe et que je doive reprendre l’entreprise familiale, j’allais ben à la fête du village voir s’il y avait des filles, mais c’étaient toujours les mêmes, depuis la maternelle. Des rougeaudes, boutonneuses et pataudes. Y a bien eu Marceline, gentille et avec laquelle j’ai eu mon premier patin et qui m’a autorisé à lui peloter les seins, tout petits, menus, charmants. Mais pas plus. On n’a pas eu le temps de vraiment plus en fait. Même pas un flirt, puisque dès que le village a été au courant, je n’ai plus jamais revu Marceline, expédiée à la ville aussi sec. Et moi, je me suis ramassé une rouste bien sentie, comme quoi qu’on ne fricotait pas avec la fille du maire. La belle affaire !

Ensuite, cette étiquette m’est restée. Les filles se foutaient de ma gueule, me demandant ce que je trouvais aux pimbêches dans son genre, sous-entendu, j’avais tout ce qu’il fallait sur le présentoir, y avait plus qu’à choisir. Pas d’ma faute à moi, si la seule qui soye à mon goût ne soye pas du genre paysanne ! Et les mecs, qui eux voulaient tous se la lever, Marceline, et qui n’avaient pas réussi, eux, m’en voulaient d’une rancune tenace. Que des jaloux à la méchanceté bourrue. J’avais juste été gentil avec elle, moi.

Aux marchés aux bestiaux, je rencontrais les mêmes visages, lourds, empâtés, vus depuis mon plus jeune âge. Et dans un village, tout se sait, on connaît le moindre de vos déplacements, alors quand la nouvelle vétérinaire est arrivée, jeune, jolie, enjouée, je n’ai même pas eu besoin de faire quoi que ce soit, que déjà la rumeur courait les bois et les champs comme quoi que je lui tournais autour, que décidément fallait toujours que je me prenne pour un prétentieux à soupirer pour d’aussi belle fille. Heureusement qu’elle a fini ses études et qu’elle est allée à la ville soigner les chats et les chiens des citadins. C’est quand même dingue ! On a des paysages magnifiques, un cadre de vie que les gens de la ville nous envient, et pourtant, ça ressemble bien à une vraie prison où tout le monde croit tout savoir de vous et cancane à n’en plus finir sur ce que vous êtes censé avoir fait.

Marre !

Marre du cul des vaches !

Marre de voir toujours les mêmes têtes !

Marre des ragots !

Alors depuis peu, sous prétexte de me reconvertir dans de l’agriculture raisonnée, je vais à la ville, faire des formations. Je rencontre de jeunes citadins surtout, qui veulent à leur niveau changer le monde en produisant plus intelligemment. Je prends conscience d’être un peu rustre, et j’essaye d’acquérir un peu d’éducation. J’essaye d’être moins taiseux, mais dire que’que chose de pas nigaud avec des gens qui en ont reçu, eux, de l’éducation, c’est pas facile. Mais Magalie, aux attaches si fines et délicates, qu’on se demande comment une aussi jolie brindille va faire avec un tracteur, m’a à la bonne, je crois. Alors je fais des efforts. J’apprends à être plus curieux, à être ouvert au monde en dehors des bœufs et des champs de maïs ou d’orge.

Quand je rentre au village, je baisse comme d’habitude ma casquette, ne pipe mot, achète mon pain chez l’Eugène, paye mon commis qui s’est occupé de la ferme en mon absence et une fois chez moi, je révise mes leçons et surtout, surtout, j’écoute France culture ou Arte. J’essaye d’être un peu moins bouseux, quoi. Et au fond de moi, j’espère que Magalie verra cette transformation et que ça lui plaira. En attendant, elle me prête des livres à lire, et si ça continue, je crois que je vais avoir un petit faible pour cette ravissante. En attendant, je fais tout pour que, même à mon cœur, ça reste secret.