Lorsque le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt
Ce doigt représente la connaissance, celui-ci indique le chemin menant à l’illumination, ne vous moquez donc pas forcément des imbéciles
Plus jeune je dessinais beaucoup, beaucoup, beaucoup. J’ai arrêté. Mais à l’époque, pour nourrir mon crayon, je dévorais les magazines, les journaux, bref, partout où il y avait une photo susceptible de me faire comprendre tel volume, telle courbure, tel jeu de lumière. Je ne me suis pas nourri à la peinture classique vu que je n’y avais pas accès, ma famille n’ayant pas vraiment ce genre de curiosités, plus prompte à vouloir posséder un salon en cuir ou une cuisine intégrée. Un petit conformisme de la classe moyenne de ces années-là, fait d’orange et de marron, Prisu, de cigarettes, de whisky bas de gamme et de blagues trop lourdes et qui encore maintenant m’écœurent. Pourtant des émotions picturales, j’en ai eu comme L’Ophélie de Sir John Everett Millais dans un livre de français, la Jeune fille endormie au chat de Pierre Auguste Renoir vu dans un musée, une émotion pure, ou bien la Jeune fille à la perle de Johannes Vermeer, sûrement dans un autre livre de français. À l’âge où certaines émotions commencent à poindre timidement, ces peintures m’ont réellement troublé de par leur délicatesse. Mais ce que je ne savais pas, c’est qu’en parcourant toutes ces photos sans relâche et en les redessinant sans relâche, je faisais l’acquisition d’une culture photographique. Mais il m’a fallu des années pour m’en prendre compte, bien après même avoir acheté mon premier appareil photo, et c’est bien plus tard encore, en travaillant en contact avec le public en galerie, que j’ai pris doucement conscience d’avoir cette culture. Nous avons tous des images qui nous ont marquées, que l’on dit iconiques, celle du Che, de Marilyn et cetera. Moi, j’avais en tête, sans le savoir, des images de David LaChapelle, Guy Bourdin, Jean-Claude Gautrand, Jean-Baptiste Carhaix, Ellen von Unwerth, Raymond Depardon, Bernard Plossu, William klein et j’en passe et j’en oublie. En un vaste foutoir bien bordélique sans aucune structure, entassé là. « Ce qui distingue l’autodidacte de celui qui a fait des études, ce n’est pas l’ampleur des connaissances, mais les degrés divers de vitalité et de confiance en soi » (Milan Kundera – L’insoutenable légèreté de l’être – deuxième partie – L’âme et le corps – chapitre 14). Je partage avec Tereza cette soif de savoir, mais aussi ce foutu syndrome de l’imposteur et ai besoin du regard des autres pour « remonter vers les hauteurs l’âme timidement cachée dans [m]es entrailles ». Aussi, je savais, sans même savoir que je savais.
Et des photographies qui m’avaient fortement marqué plus jeune me sont, de façon totalement imprévue, revenues en main, pas sous forme de magazine cette fois. Tirages d’époques, grand format, à mettre sous marie-louise et sous cadre. Avec les photographes à mes côtés. Genre, c’est normal. Leurs photos sont rentrées dans les livres d’histoire et moi, je papote avec eux de la scénographie future en manipulant leurs photos. Beaucoup d’étudiants en art, de galeristes partagent cette expérience qui au fond n’a rien d’anormal, mais moi, je n’étais pas programmé pour « ça ». Je devais normalement devenir SDF, probablement trimballer des carcasses de bœuf en abattoir vu que c’est un des boulots que l’on m’a proposés pour me sortir de la mouise, pas vraiment de tailler la bavette avec des artistes de renom. Pour l’un d’eux, je suis même devenu son assistant. Je ne m’en remets toujours pas. Ce manque de confiance en moi en bandoulière, mais avec l’envie de comprendre ce monde. Comme Tereza, je parcours les galeries, les musées et les bouquins avec une curiosité avide et gourmande. Vorace. Comme Tereza, avec cette identique fragilité dont je ne pourrais jamais me défaire, tricotté que je suis de ce fil.
Je pourrais aussi vous raconter cette discussion à bâtons rompus avec ce chanteur, cette autre chanteuse aussi, ce très bon whisky bu avec un dessinateur de bandes-dessinées, cette danseuse de cabaret qui, pour lui avoir fait compliment, s’est jetée dans mes bras pour m’embrasser. Et toujours ce sentiment de décalage. Toujours. Je n’ai jamais souhaité rencontrer ces personnes, seul le hasard, qui parfois fait bien les choses apparemment, a concouru à ces rencontres très particulières. Avec à chaque fois le même regard complètement ahuri. Et que j’aurais encore à ma prochaine rencontre, impromptue et un peu magique d’humanité.
